Voyage dans les provinces de Salta et Jujuy

-Turn a bit more towards me, so that I can see your profile...Yes like this, wait, don't move !
Ne t'inquiète pas, je ne compte pas détourner le regard. Un, deux, trois, quatre, ci...De bas en haut, je vérifie qu'on ne m'a pas menti. Quatorze couleurs du bleu turquoise au vert anis, en passant par le bordeaux, dessinent un manteau en ligne brisée, comme si un enfant y avait déposé son pinceau. Le soleil de midi avance peu à peu sur le panorama, renforçant les contrastes d'un paysage à couper le souffle. Au sens propre, 4350 mètres me séparant à ce moment-là du niveau de la mer, une grande première. Si l'oxygène se laisse désirer, la végétation offre un bol d'air tout à fait satisfaisant, qui freine largement l'assaut de l'altitude. A quatre kilomètres au-dessus du bruit, des obligations et des soucis du monde, hors de question de délaisser le style. Mon pull en laine d'alpaga acheté la veille pour une poignée d'euros s'accorde au thème.
A cet instant, à deux heures d'avion et quelques heures de route tortueuse
de Buenos Aires, je réalise ce qu'est l'Argentine. Un pays des contrastes et
des contradictions, comme premières richesses. Où la diversité est une valeur
qui se revendique et se protège. Suite à mes deux premiers voyages à Rosario
et Cordoba, deuxièmes et troisièmes villes du pays, j'en avais une vision relativement urbaine, abritant des quartiers
représentants tous les barreaux de l'échelle sociale. Européanisée à certains
endroits, sans jamais perdre l'atmosphère latinoaméricaine, j'avais construit mon
panorama de l'Argentine sur une infime part de sa composition, avec quelques
photos Instagram d'Iguaçu et de Patagonie à l'arrière-plan. En entrant dans la
province de Jujuy, le paysage change. Les montagnes rosées font leur apparition
dans un environnement de plus en plus désertique. Les immeubles disparaissent
au profit des cactus, et laissent place à de modestes maisons de plein pied où
l'on vit à un autre rythme, presque à une autre époque.

A Pumamarca, tout juste deux milles silhouettes vivent du tourisme et de la
culture de leurs propres terres, le vendeur de pulls d'alpagas ayant
trouvé LA brèche qui rapporte. Entre quatre montagnes dont celle des sept
couleurs, seulement quelques voitures circulent sur les rues de terre battue,
et à la nuit tombée, on s'éclaire à la lune pour rejoindre son restaurant, et
goûter sa cassolette de lama. Le silence se fait roi, et mon dieu, qu'est-ce que
ça fait du bien. Une semaine pour se ressourcer, loin du trafic, de la vitesse
et du bouillonnement de la capitale. Je comprends désormais à quel point
celle-ci peut effrayer les habitants de l'intérieur, tant les repères de temps, d'espace
et les préoccupations quotidiennes y sont à des années lumières. Enfin, pour la
première fois, nous fréquentons une population andine, alors même que j'avais
fini par me convaincre que l'Argentine faisait exception au continent, ayant
effacé toute trace de culture indigène. Si les habitants de la ville de Salta sont
plutôt métissés, le visage de ceux des villages alentours s'apparente de plus
en plus aux traits boliviens, au fur et à mesure que l'on arpente la route
menant à la frontière.
Une soixantaine de kilomètres plus au Nord, notre bien faiblarde mais
courageuse camionnette Fiat, « Mama » pour les intimes, nous transporte jusqu'à
la prochaine étape de ce road trip au féminin. Deux allemandes, une danoise,
une hollandaise, une suisse et une française, l'équipage parvient peu à peu à
s'approprier la septième demoiselle, et notamment sa boîte de vitesses, concept
bien étrange pour les habituées du véhicule automatique.
Le séjour est de
courte durée à Humahuaca, bourgade plus étendue que ses voisines. Toutefois, La
Puerta Verde, auberge où nous nous arrêtons pour la nuit, aurait à
elle-seule mérité quelques jours supplémentaires.
Nous quittons ainsi la province de Jujuy pour celle de Salta, séparées par leurs deux capitales éponymes. Au sud de cette dernière, la route de la Quebrada de las Conchas nous permet de rejoindre en bus les villages de Cachi et Cafayate, dans un décor hollywoodien. Les montagnes, rouges désertiques sur un flan et enneigées sur l'autre, encerclent les quelques véhicules passant chaque jour.
Les heures défilent paisiblement derrière la fenêtre, le mouvement des sens se suffisant à lui-même. Je me nourris de ces lointaines lignes d'horizon, et sourit à la vue de l'immensité retrouvée. Je me revigore de l'air frais et pur des hauteurs, que mon voisin n'a pas respiré avant moi. J'écoute le silence du vol des condors. Je touche les cactus du bout des phalanges, pour l'adrénaline enfantine, et parce que c'est indiqué PROHIBIDO sur le panneau. Et j'engloutis quelques empanadas au fromage de chèvre, introuvables à Buenos Aires. A deux jours du vol retour, je n'ai aucune envie de retrouver ma colocation de la capitale. Je réalise alors que citadine je ne le suis pas jusqu'au bout des ongles. Et que ma fois, la petite Paris comparée à sa grande sœur argentine correspond davantage à mes dimensions pour l'avenir.
Finalement, je profite de ma dernière journée pour visiter Salta, la belle coloniale. Entre ses deux églises colorées, la place centrale arborée est exquise sous le soleil tout juste réveillée. Exquise comme le repas péruvien que nous engloutissons ce soir-là, à quelques cuadras de notre auberge. Toutefois, un goût amer se pose sur mon palais à la découverte de l'addition. C'est le ticket de trop. Comme chaque déjeuner et chaque dîner, mes camarades de voyage imposent une sortie d'une heure trente minimum au restaurant indiqué par le Lonely Planet, dans la catégorie moyenne s'il vous plait. Une occasion régulière de manquer la visite de jolies villages, dont je dois avouer que je me rappelle davantage de l'allure des toilettes dudit restaurant, que de l'intérieur de l'Eglise. Les petites adresses de mon pauvre Routard ne font pas le poids, et en l'espace de sept jours mon porte-monnaie ne pèse plus un gramme. Fil rouge désagréable de cette épopée, je n'étais pas en mesure de freiner la valse des billets enclenchée, prenant en pleine face le pouvoir d'achat qui m'entourait, et de manière générale, des habitants des pays scandinaves.
Je passais mon dernière soir à Salta en compagnie d'une seule des
filles de notre groupe, les autres étant déjà rentrées à Buenos Aires. C'était soir de
match, celui de la dernière chance. L'Argentine devait s'imposer en
Équateur pour espérer se qualifier pour le Mondial 2018 en Russie.
Alors que j'osais à demi-mot proposer d'en voir une partie à l'auberge,
voilà que je tombais sur une enthousiaste du football, qui avait bien
caché son jeu ! Nous voici donc parties déguster trois empanadas dans la
première adresse du Routard ayant réussi à s'imposer, puis filer dans
un bar, vibrer aux couleurs bleus et blanches au milieu d'une foule de
locaux.
Les serveurs s'arrêtaient en chemin pour voir le ralenti, se perdaient dans la contemplation des actions. Messi marqua les trois buts de la victoire et offrit à lui seul à son pays le vol direct vers la Russie. Une soirée sans prétentions et exceptionnelle, peuplée d'une foule de sourires et d'yeux brillants et reconnaissants. Point d'orgue d'un voyage en dents de scie, l'euphorie dans l'air consola provisoirement mon porte-monnaie.

C'est ce monde tout entier qui semble séparer les porteños des habitants d'Humahuaca, que l'on nomme Argentine. Une combinaison des extrêmes dans les paysages et dans les manières de vivre dont elle tire selon moi toute sa splendeur. Buenos Aires sans Jujuy m'avait plu, essoufflée parfois. Le Nord-Ouest argentin est objectivement un voyage sublime. C'est dans la cohabitation de ces deux univers que l'Argentine m'a piquée d'enchantement, répondant par la positive à la fascination que je lui avais toujours vouée sans la connaître. C'est cette Argentine une et multiple que j'ai commencée à aimer subjectivement, toute entière, et à ma manière, comme on tombe amoureux d'un tableau ou d'un dessert, auquel personne ne prête attention.